Mesurer la discrimination syndicale : un enjeu de lutte

Interview de Vincent-Arnaud Chappe, chargé de recherche au CNRS, membre du CSI-i3 (Mines ParisTech), par Florian Pipard pour la revue Action juridique – CFDT.

Comment expliquer que l’étude de la discrimination syndicale n’est que très récente ?

Les discriminations syndicales sont longtemps apparues aux yeux des syndicalistes mêmes comme une conséquence « normale » de l’action revendicative, comme un prix à payer de l’engagement, voire comme une preuve de cet engagement et de la combativité syndicale ! Les choses ont commencé à bouger au milieu des années 1990, avec l’action de militants syndicaux de la CGT à Peugeot Sochaux, même s’il y avait déjà eu des luttes auparavant pour la liberté syndicale et contre les licenciements punitifs, notamment dans les années 1970 et en partie grâce à l’action de la CFDT. Si les chercheurs (sociologues, juristes, économistes, politistes, etc.) s’intéressent à la discrimination syndicale depuis quelques années, c’est d’abord parce que celle-ci a été mise en lumière par les syndicalistes eux-mêmes qui ont également souhaité des retours d’analyse sur la situation qu’ils vivent au travail. D’où la création d’une instance comme l’Observatoire de la répression et de la discrimination syndicale, créé sous l’égide de la Fondation Copernic, qui réunit chercheur·se·s et militant·e·s autour de la visibilisation et l’analyse des discriminations syndicales. Le droit et les politiques publiques ont également eu un rôle important : en renforçant les moyens d’action contre tous les types de discriminations depuis le début des années 2000, ils ont posé une sorte d’équivalence entre les différents critères, ou en tout cas encouragé les chercheur·se·s intéressé·e·s par les discriminations à s’intéresser également aux discriminations syndicales et à leur intersection avec d’autres types de discriminations (sexistes, raciales, etc.). Enfin, la promotion toujours plus forte de la négociation collective et parallèlement la très faible syndicalisation ont amené la recherche à s’intéresser à la « face cachée » du dialogue social, et à se demander s’il n’y avait pas un lien paradoxal entre promotion d’un dialogue apaisé, désyndicalisation et discriminations.

Les différentes études mettent-elles en lumière des vraies différences de traitement illicites entre syndiqué et non syndiqué ?

Il est aujourd’hui indéniable de constater qu’il existe des véritables différences de traitement discriminatoires entre syndiqués et non-syndiqués, et plus particulièrement entre représentants du personnel syndiqués et non-syndiqués. Les procès gagnés depuis le début des années 2000 l’ont prouvé, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Les enquêtes par questionnaire – comme l’enquête REPONSE ­– montrent la prégnance du ressenti discriminatoire chez les représentants syndicaux, et les études économétriques qu’a menées notamment Thomas Breda (2011) confirment qu’il y a une pénalité salariale au fait d’être syndiqué. C’est le cas notamment pour les délégués syndicaux qui, « toutes choses égales par ailleurs », gagnent 10% de moins que leurs collègues. Enfin ces études, comme les enquêtes plus qualitatives — par exemple celle que nous avons menée avec Jean-Michel Denis, Cécile Guillaume et Sophie Pochic, (Guillaume et al., 2015) — montrent la grande variabilité de la discrimination syndicale selon la configuration de l’entreprise, le niveau de conflictualité, la stratégie politique et l’étiquette du syndicat, le profil du militant, la présence ou non d’accord de droit syndical, etc. Ce qui est clair, c’est que la discrimination syndicale est d’autant plus forte qu’il y a des enjeux pour la direction, que les dossiers concernés sont sensibles (répartition du profit, restructurations, questions de santé et sécurité, etc.) et que le syndicaliste par son action « dérange » les choix du management, notamment intermédiaire. A noter enfin que la discrimination syndicale ne concerne pas que le salaire ou la carrière du militant mais peut prendre également d’autres formes (remarques vexatoires, sanctions, mutations, etc.) et se combine avec des entraves visant directement l’implantation syndicale.

Les obligations de négocier (notamment les salaires) expose plus les syndicalistes à la discrimination. Dès lors n’y a-t-il pas un paradoxe à obliger de négocier sur les parcours des militants ? Les effets de ces négociations sont-ils réels ?

C’est effectivement un paradoxe : comment faire confiance aux entreprises pour « gérer » la carrière des militants syndicaux alors même qu’elles pratiquent encore aujourd’hui largement la discrimination ? Le pari derrière ces mesures est que la (ré)intégration des syndicalistes dans l’entreprise est également un enjeu pour les directions, dans la mesure où elle tient d’une obligation liée à la gestion des nombreux militants ayant perdu leur mandat à la suite de la loi de 2008 sur la représentativité syndicale et plus encore des ordonnances Macron sur le fonctionnement des instances de représentation du personnel. Mais elle tient aussi d’une problématique de gestion « intelligente » des ressources humaines : pourquoi ne pas profiter des compétences (techniques, expertales, relationnelles, etc.) qu’un·e représentant·e du personnel a développé dans son action ? Et que faire des permanents syndicaux après leur mandat et qui, pour diverses raisons, ne peuvent pas facilement réintégrer leur poste d’origine ? Pour que les directions prennent conscience de cet enjeu, il faut sûrement un subtil mélange d’incitation, de pédagogie et aussi de menaces contentieuses portées par les syndicalistes discriminés. Le problème reste entier de la mise en œuvre de ces dispositifs, qui posent la question de qui mesure quoi, quelles compétences sont reconnues (et quelles compétences sont invisibilisées), comment assurer la liberté des syndicalistes, etc. Dans l’enquête que nous avons menée pour l’IRES et la CFDT (Guillaume et al., 2015), ces dispositifs apparaissent encore comme bien timides : si les accords de droit syndical qu’on a observés permettent souvent une meilleure régulation de l’avancement salarial, ils ne proposent en revanche pas grand-chose en termes de reconnaissance des « acquis de l’expérience syndicale » et d’évolution de carrière, hormis bien souvent une reconnaissance symbolique. De plus, ces accords sont surtout présents dans les grandes entreprises et ne couvrent souvent que les permanents ou quasi-permanents, dont la situation est surveillée par les ressources humaines, laissant hors du radar les militant·e·s de terrain dans leur face-à-face avec les managers.

Il est souvent fait mention du lien avec la discrimination hommes femmes ? Tout progrès dans ce domaine F/H entraine-t-il un progrès sur ce terrain (cf. l’index égalité femmes hommes) ?

Non, il n’y a rien de mécanique de ce côté-là, mais des relations peuvent exister à condition que des militant·e·s fassent les connexions nécessaires. Cela a été le cas pour les contentieux contre les discriminations sexistes dans la deuxième moitié des années 2000 qui se sont beaucoup inspiré des contentieux de discrimination syndicale, avec des passeurs comme l’avocate Emmanuelle Boussard-Verrecchia. Encore faut-il voir que le contentieux en discrimination syndicale avait beaucoup profité des outils juridiques construits dans les années 1970 au niveau de l’Union européenne concernant les discriminations sexistes ! La question mérite d’être posée concernant les accords : l’égalité professionnelle est depuis longtemps concernée par la négociation au niveau de l’entreprise, avec des résultats néanmoins mitigés. Le passage aujourd’hui d’une logique de moyens (l’obligation de négocier) à une logique de résultat (l’obligation de réduire un certain nombre d’écarts sous peine de sanctions financières) pourrait être reproduit pour d’autres types de discriminations, notamment syndicales. Les entreprises pourraient également s’inspirer de certaines mesures plutôt efficaces, par exemple sur l’articulation des temps. A contrario, il faut souligner la même tendance dans les accords de droit syndical et d’égalité professionnelle à ne s’adresser qu’à une partie du public concerné, respectivement les syndicalistes très engagés et les femmes cadres.

Il y a en tout cas un intérêt à aborder la lutte contre les discriminations de façon transversale et analogique en s’appuyant sur les ressources juridiques, tout en pensant également la spécificité de chaque type de discrimination (on n’est pas discriminé en tant que femme pour les mêmes raisons qu’on l’est en tant que syndicaliste). Cette réflexion analogique doit également être complétée par une prise en compte intersectionnelle, par exemple sur le cumul des discriminations que vivent les femmes syndicalistes. Aux syndicats alors d’intégrer ce prisme, et d’inclure notamment une perspective d’ « approche intégrée » de l’égalité femmes-hommes (gender mainstreaming) dans la lutte contre les discriminations syndicales.

Vous reconnaissez l’intérêt de la méthode des panels mais pointez quelque chose de peu dit, cela va concerner surtout des profils particuliers. Lesquels ?

La méthode des panels développée, entre autres, par François Clerc (Chappe, 2011) a été une véritable révolution pour lutter contre les discriminations syndicales : elle a permis de montrer comment la discrimination syndicale fait sentir ses effets sur toute une carrière, de la prouver devant les tribunaux et de mesurer le manque à gagner accumulé. Elle a également pu être utilisée pour les discriminations sexistes. Elle demande en revanche un travail important de recueil d’informations pour construire la comparaison, informations qui sont souvent loin d’être accessibles dans la mesure où l’entreprise ne les met pas à disposition. Mais encore faut-il pour utiliser cette méthode qu’on soit dans des entreprises où existe un panel relativement stable pour se comparer sur un nombre important d’années avec ses « homologues » afin de voir les effets de la discrimination. C’était le cas dans les grandes entreprises industrielles (automobile, aéronautique, etc.) où les contentieux ont été importants, mais c’est de moins en moins courant : avec le raccourcissement de la durée de présence dans les entreprises et leurs réorganisations fréquentes (externalisations, scissions, etc.), la mobilité géographique et de métier, l’individualisation des salaires et des carrières, il est de plus en plus difficile de trouver un environnement stable pour se comparer. C’est pour cela que l’ensemble des syndicats représentatifs ont soutenu récemment, dans un rapport sur la lutte contre les discriminations, un nouvel indicateur sous forme d’un « nuage de points » permettant d’apprécier les écarts de salaire en fonction de l’âge, avec l’idée implicite d’une ancienneté « portable » entre entreprises.

De plus, pour mesurer une discrimination sur la carrière, encore faut-il avoir une perspective de carrière : c’est le cas des ouvriers professionnels ou des femmes cadres qui ont mobilisé cette méthode dans les grandes entreprises, mais beaucoup moins d’autres profils qui n’ont pas de perspective d’évolution comme les ouvriers spécialisés (plus souvent immigrés ou de minorités ethniques), le personnel administratif (majoritairement féminin) ou plus largement tous les précaires. Il ne s’agit pas de critiquer cette méthode plus qu’utile, mais de penser la pluralité des méthodes en lien avec la pluralité des discriminations et de leurs effets : harcèlement discriminatoire et ses effets sur la santé, actions punitives, mobilité forcée, licenciement, etc.



Interview parue dans Action Juridique CFDT, n°237, avril 2019.


References

Breda Thomas (2011). Les délégués syndicaux sont-ils discriminés ? La Vie des idées.

Chappe Vincent-Arnaud (2011). La preuve par la comparaison : méthode des panels et droit de la non-discrimination. Sociologies pratiques, n° 23, p. 45–55.

Guillaume Cécile (dir), Chappe Vincent-Arnaud, Denis Jean-Michel, Pochic Sophie (2015). Discrimination syndicale et reconnaissance des parcours syndicaux : Les deux faces du dialogue social à la française ? Rapport de recherche pour la CFDT, financement IRES. Ce rapport va donner lieu à la publication d’un ouvrage, La fin des discriminations syndicales ? Luttes judiciaires et pratiques négociées, Éditions du Croquant, 2019.

Pour aller plus loin :

Amossé Thomas et Denis Jean-Michel (2016). La discrimination syndicale : une discrimination comme les autres ? Enjeux et état des lieux. Travail et Emploi, n° 145, p. 5‑30.

Chappe Vincent-Arnaud (2013). Dénoncer en justice les discriminations syndicales : contribution à une sociologie des appuis conventionnels de l’action judiciaire. Sociologie du travail, vol. 55, n° 3, p. 302‑321.

Chappe Vincent-Arnaud (2015) Les discriminations syndicales saisies par le droit à PSA. La nouvelle revue du travail, [en ligne] n° 7.

Giraud Baptiste, Marchand Amaël et Penissat Étienne (2016). Le sentiment de discrimination des représentants du personnel. Une étude à partir des données statistiques et monographiques liées à l’enquête REPONSE. Travail et Emploi, n° 145, p. 87‑119.

Penissat Étienne (2013). À l’ombre du « dialogue social ». Agone, vol. 50, n° 1, p. 7‑18.



Image #1: Iconographie relative à la discrimination syndicale. CGT, CFDT, Fondation Copernic.

Photo #2 : Samuel Zeller, Untitled, Lyon France. Unsplash.com

Photo #3 : John Salvino, Construction Work, Canadian National Exhibition, Toronto, Canada. Unsplash.com

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