Explorer les archives d’Électricité de France

 

Interview de Guillaume Yon

Votre thèse « EDF et la construction de l’économie nationale » repose essentiellement sur l’exploitation des archives d’Électricité de France (EDF). Pouvez-vous nous dire comment vous en êtes venu à faire de ces archives la source principale de votre travail ?

C’est, comme souvent, la conjonction d’un intérêt préexistant avec un peu de chance empirique.

Je m’intéressais aux débats sur la nature de la science économique, son statut, sa place dans nos sociétés. Michel Callon avait beaucoup écrit sur le sujet et c’est dans la filiation de ses propositions Yon-Allee3que la thèse s’est inscrite. Il suggère, pour aller vite, d’en finir avec l’idée que l’économiste applique partout les lois du marché, univoques et anhistoriques, semblables aux lois de la gravitation. Callon dit que la science économique cherche plutôt à décrire et inventer des agencements socio-techniques concrets, dont la composition est très ouverte et doit être mise en débat. Il fait souvent référence à une étude des économistes Gerald Faulhaber et William Baumol. Ces derniers posent le même problème que lui sur le statut de la science économique et hésitent entre les deux positions.

Face au dilemme Faulhaber et Baumol convoquent quelques piliers de l’histoire de la théorie économique pour essayer de trancher. Ils isolent sept découvertes majeures. Parmi les sept il y a la théorie de la tarification au coût marginal dite de Ramsay-Boiteux et la théorie de la tarification des demandes en pointe dite de Boiteux-Steiner. Ce sont des résultats obtenus par Marcel Boiteux alors qu’il était jeune ingénieur-économiste chez EDF dans les années 1950. Il était alors chargé de bâtir la politique tarifaire du nouveau monopole public.

J’avais un peu entendu parler des théorèmes en question, comme tous ceux qui ont reçu quelques notions d’économie. Ils étaient érigés par deux économistes de premier plan en innovations primordiales, au cœur des débats sur la nature de la science économique. En lisant cela je me suis dit qu’enquêter sur leur genèse pouvait faire avancer la réflexion sur la posture de l’économiste et le type de savoir qu’il produit, entre lois de l’équilibre général, questions morales et choix techniques.

C’est là qu’intervient la chance. J’apprends qu’EDF a un centre d’archives à Blois. J’y suis allé sans trop savoir à quoi m’attendre. S’il n’y avait pas assez de matériau Yon-Allee1j’étais prêt à chercher d’autres terrains d’enquête. C’était très exploratoire.

Je me suis vite aperçu qu’il y avait dans ces archives une occasion unique d’observer des économistes au travail. Je pouvais consulter l’enregistrement au jour le jour de la construction de la théorie de la tarification optimale et, dans le même geste, des tarifs concrets d’EDF. Cela m’a à la fois rassuré et écrasé. Boiteux surtout, mais aussi certains de ses collaborateurs, ont déposé toutes leurs archives. Sur la question de l’élaboration de la tarification chez EDF, et plus largement de la recherche de l’optimum, on dispose d’une masse colossale de documents. Ils vont de l’article publié dans une revue académique au brouillon manuscrit, en passant par tous les états de la note de service. Il y a des comptes-rendus de réunions, de colloques, des retranscriptions de discours, beaucoup de correspondances des ingénieurs-économistes avec les ministères, les syndicats, d’autres économistes… et même des agendas ! Tout cela inexploité, car les historiens d’EDF se sont concentrés sur la stratégie de l’entreprise (notamment la question nucléaire) ou les affaires sociales, emblématiques. Il y a peu de choses sur le calcul économique. La valorisation de ces dépôts est devenue la grande affaire de mon travail de thèse.

Il y a une sidération certaine à la brutale apparition d’un monde totalement disparu. Il y a aussi une sensation démiurgique : l’existence de ce monde-là, ce qu’il peut nous dire pour et sur notre présent, tout cela ne tient que par vous qui êtes allé dans les archives. C’est surtout à cela que la thèse veut désormais être fidèle.

Du coup comment travaillez-vous concrètement aux archives ?

Dans la poussière ! Plus sérieusement, le processus est extrêmement codifié. Il commence par la consultation d’un catalogue de bordereaux de versements. Pour chaque carton déposé il y a une brève notice qui indique sommairement le contenu du carton. Une partie de ce catalogue est informatisée, ce qui permet une recherche par mot-clef. Mais l’informatisation ne minore pas l’importance de l’archiviste qui connaît le fond dont il est responsable. Son rôle est capital, il guide le chercheur vers les cartons susceptibles de l’intéresser. Une fois identifiés, les cartons potentiellement pertinents doivent être demandés à l’archiviste. Ils ne sont pas en libre accès sur des étagères. Il faut vérifier la communicabilité des documents. Les règles de communicabilité sont complexes, les questions de vie privées côtoient le fait qu’EDF est une entreprise bien vivante qui a des secrets et plus largement des intérêts industriels à défendre, sans compter le caractère sensible des informations relatives au nucléaire. Yon-Dispo-surveillanceC’est d’ailleurs pour cela qu’une fois les cartons pêchés par les archivistes dans les kilomètres de linéaires entreposés sur plusieurs étages, la consultation se fait dans une salle vitrée, les archivistes peuvent observer les chercheurs au travail. La suite, face au carton, est très aléatoire. Un bordereau de versement très alléchant peut amener un carton décevant et vice-versa, ce qui explique le temps considérable passé au dépouillement et à la lecture. Ces moments recouvrent mille déchirements et mille renoncements, on a peur à chaque fois de manquer la pépite ! Une fois les cartons identifiés commence le travail le plus fastidieux : les photographier pour pouvoir les étudier en profondeur au calme chez soi.

La phase suivante appelle un autre type de lecture, plus attentive, et la composition de fiches qui jouent le rôle d’aide-mémoires. Cette partie du travail relève de l’enquête policière. Les documents n’ont pas été écrits pour l’historien ! Ce sont des espèces de bouts de bois morts, l’expérience première du lecteur est la désorientation la plus totale. On ne sait pas qui parle à qui, ni quand, on ne comprend rien de ce dont « ils » parlent et quant à déterminer pourquoi « ils » se mettent à parler de ça… On imagine bien toutes les discussions de couloir et les réunions dont nous n’avons pas trace. On imagine aussi toute l’urgence dans laquelle certains documents furent produits, ce qui ne pousse pas l’auteur à l’explicitation des enjeux, loin de là. Ce point différencie les archives d’entreprise de celles de l’État central, les archives nationales, plus familières aux historiens. L’État se projette naturellement, par construction si je puis dire, dans l’histoire. Il sait qu’il écrit pour la postérité et qu’il sera jugé par celle-ci (ce qui pose des problèmes particuliers). Dans un service d’une entreprise (les Études Économiques Générales d’EDF) on sent beaucoup moins le poids de la postérité ! Quoiqu’il en soit le lecteur saisit (dans la douleur) l’étendue de Yon-CIMG4939l’implicite que comporte toute production écrite. L’expérience démontre avec force combien tout écrit est situé, enraciné dans un contexte extra-textuel, où il veut provoquer nombre de modifications toujours difficile à capter.

Les fiches servent donc à enregistrer les informations, pour un croisement futur. On ne cesse de rechercher des recoupements entre documents, on ne cesse de traquer les récurrences qui émergent progressivement et permettent de stabiliser des thèmes et la chronologie de leur traitement. Les indices, le travail de mise en relation : autant d’efforts pour réussir à reconstituer le monde dont je parlais tout à l’heure, dont nous n’avons plus que des bribes, lacunaires et parcellaires ; et qui est si différent du nôtre.

Quels effets peut-on attendre d’une telle reconstitution ?

Il y a une tension, encore ouverte pour moi, entre deux effets possibles d’une écriture proche des archives.

L’un des effets possibles, c’est la mise en scène de la distance. Notre monde, la France électrique d’aujourd’hui, n’a plus rien à voir avec celui de la nationalisation. La plongée dans les archives permet d’acquérir du recul sur notre présent. Pas seulement pour dire, à un niveau assez évident, que la dérégulation du marché de l’électricité et son ouverture à la concurrence n’a rien de naturel. Les controverses sont vives sur le sujet et les acteurs eux-mêmes invoquent souvent le nom de Marcel Boiteux. On peut aller plus profond, par exemple avec un raisonnement composé comme suit. On parle beaucoup aujourd’hui de participation des groupes concernés par la fabrication des formules marchandes. Le cas des tarifs d’EDF permet de soulever les problèmes que pose une telle injonction. Ceux qui participent réellement aux calculs chez EDF peuvent être comptés sur les doigts d’une main. L’expérience EDF dit, un peu à rebrousse-poil : les appels à la participation des groupes concernés dans la fabrication des marchés resteront bien naïfs si ils ne se confrontent pas au problème de l’élaboration de procédures qui font participer des multitudes au calcul de l’optimum. Autrement dit, on fait jouer l’archive par contraste avec les efforts du présent, pour rendre le présent problématique.

Il y a aussi une manière plus positive d’écrire à partir des archives. On peut essayer d’y recueillir une dimension de l’expérience oubliée ; pour la rappeler, l’aviver, la promouvoir. Cette opération Yon- BVpeut prendre la forme suivante. EDF est une entreprise publique, ses ingénieurs-économistes se sentent particulièrement concernés par la question de l’intérêt général. Ils ont donc pensé et mis en œuvre des solutions pratiques à la question de l’intersection calcul d’optimisation / morale. Ils nous présentent une figure et une posture, peut-être même un rôle et une fonction de l’économiste qu’il est intéressant et je crois important de faire résonner dans les débats contemporains sur la place du savoir économique dans nos sociétés. On parle beaucoup des économistes liés aux banques, du statut des prises de position médiatiques des économistes, de leur travail de conseil au Prince, ou de leur place dans une crise financière qu’ils n’avaient pas du tout vu venir. Je pense que cela importe de rappeler les intuitions et les solutions pratiques des ingénieurs-économistes sur ces questions. Elles tirent leur légitimité de la configuration dans laquelle elles sont nées : au plus près de la gestion concrète d’une entreprise, au sein d’une pratique très mathématisée et reconnue académiquement de la science économique, guidées par l’intérêt général. Les archives permettent d’extraire puis de dépeindre, par touches successives, cette posture pratique, pour rendre sensible une manière originale de produire un savoir économique qui n’esquive pas les questions morales.

Ce qui, d’ailleurs, nous replonge dans les concrétude et la matérialité des archives. J’ai dit plus haut que les ingénieurs-économistes d’EDF n’étaient pas, comme l’État central, obsédés par le jugement de l’histoire. Certes, mais ils étaient obsédés par le présent de la négociation sur les tarifs et le futur proche de la mise en œuvre des règles tarifaires. Si nous avons pu récupérer tant de documents, si quelqu’un comme Marcel Boiteux a conservé puis décidé de déposer toutes ses archives sans restriction aucune, c’est bien que ces praticiens de l’économie mettaient un point d’honneur à calculer l’intérêt général au vu et au su de tout le monde. Voilà, à mon sens, l’une des utilités de la plongée dans les archives. Elles sonnent (y compris dans leur existence même, dans le fait qu’elles soient parvenues jusqu’à nous) comme une série de rappels utiles pour le présent. Pense-t-on suffisamment aujourd’hui à l’écriture publique des formules économiques ?

Photo #1 : Une allée du fonds. Les documents conservés représentent près de 8 km de linéaires répartis sur six niveaux. Ici les livres de comptes des anciennes sociétés qui assuraient la production, le transport et la distribution de l’électricité et du gaz avant la nationalisation de 1946. EDF a récupéré leurs archives. Photo : Guillaume Yon.

Photo #2 : Une allée du fonds EDF. En plus des anciennes sociétés et du fonds EDF, le site de Blois conserve des archives mixtes EDF-GDF. Photo : Guillaume Yon.

Photo #3 : La salle de consultation des archives EDF de Blois. Au premier plan le bureau du technicien chargé de l’accueil des chercheurs, derrière la vitre la pièce où les chercheurs consultent les archives, entre les deux on distingue un volet métallique qui permet au technicien de voir les chercheurs au travail sans être vu : panoptique. Photo : Guillaume Yon.

Photo #4 : La composition de fiches. À gauche un document d’archives photographié puis imprimé, à droite la fiche qui permettra plus tard le croisement des données. Photo : Guillaume Yon.

Photo # 5 : Une page de bordereau de versement. Photo : Guillaume Yon

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