Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme

Nassima Abdelghafour

Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme est le dernier ouvrage de l’anthropologue Anna Tsing, traduit de l’anglais et publié en 2017 par la Découverte[1]. Le livre porte sur le matsutake, un champignon sauvage apprécié au Japon depuis des siècles pour ses qualités aromatiques et traditionnellement échangé comme un cadeau raffiné. Après la Seconde Guerre mondiale, alors que le Japon s’industrialisait, les forêts furent abattues et les paysans cessèrent progressivement d’entretenir les satoyama, les forêts communales où ils s’approvisionnaient en bois de chauffage. Ainsi, les paysages où prospérait le matsutake disparurent, et à partir des années 1970, le matsutake devint très difficile à trouver au Japon. Le livre suit les chaînes d’approvisionnement mondiales qui alimentent aujourd’hui le marché japonais en matsutake, reliant les cueilleurs précaires de l’Oregon aux gourmets japonais.

Un récit polyphonique de la vie précaire dans les ruines capitalistes

A partir d’une situation de destruction écologique et de pénurie, le livre offre un récit polyphonique de la vie précaire dans les ruines capitalistes. Dans ces histoires, les ruines capitalistes n’appartiennent pas à un avenir sombre qui nous menace. Elles sont déjà là, par endroits. Dans le livre, ces ruines prennent la forme de forêts industrielles abandonnées dans l’Oregon. La déforestation et l’érosion fournissent au pin tordu la lumière et le sol minéral dont il a besoin pour pousser. Les politiques de prévention des incendies menées par le Service des forêts des États-Unis permettent aux pins tordus, hautement inflammables, de vieillir. Or, le système racinaire des pins tordus matures est un excellent hôte pour les champignons matsutake.

Du début de l’automne aux premières neiges, des populations précaires s’installent dans la forêt de Deschutes, dans une atmosphère de ruée vers l’or. On y trouve surtout des réfugiés originaires d’Asie du sud, issus des minorités ethniques Hmong et Mien, mais aussi des vétérans blancs, des anticonformistes, des latino-américains sans papiers et des membres de peuples autochtones. Ces différents groupes se mélangent peu. Ils gagnent tous leur vie en cueillant ou en achetant des champignons matsutake. Les cueilleurs ramassent des champignons qu’ils vendent chaque soir à des acheteurs indépendants. Les acheteurs sont aussi précaires que les cueilleurs : ils passent leurs journées dans la forêt à attendre, achètent chaque soir des champignons qu’ils revendent immédiatement aux agents de terrain des sociétés de négoce.

La thèse avancée par Anna Tsing est que le capitalisme se nourrit de ces activités informelles de cueillette et de négoce selon un processus qu’elle nomme « accumulation par captation » (“salvage accumulation”). Au cours de ce processus, les champignons sont transformés en marchandises et la cueillette en une source de richesse capitaliste.

Un premier point de discussion concerne la manière dont Tsing pose le paradoxe suivant : elle décrit la cueillette et les premières transactions comme se déroulant hors du domaine capitaliste, pour ensuite montrer comment le matsutake est marchandisé et pris dans une logique d’accumulation capitaliste. Ses descriptions vivantes de la cueillette et du négoce des champignons matsutake soulignent la nature non capitaliste de ces activités.

L’économie “non-scalable” du matsuke

La cueillette commerciale est nettement distinguée au travail salarié. Ni le matsutake, ni les cueilleurs et acheteurs de matsutakes ne peuvent être englobés dans une économie de production de matsutake industrielle et “scalable[2]. Le matsutake ne pousse qu’à l’état sauvage, en symbiose avec d’autres espèces. Les cueilleurs rejettent la discipline et la hiérarchie de l’emploi formel. Pour le formuler dans des termes marxistes, comme le fait Anna Tsing, les cueilleurs et les acheteurs qu’elle rencontre ne sont en aucune manière aliénés. La chasse au matsutake, ainsi que le tri des champignons sont comparés à une danse, une danse habile que chacun exécute dans son style propre. Pour ces gens, la cueillette commerciale a une signification. Elle est souvent vécue comme une activité permettant de vivre en liberté et de cultiver la nostalgie. La liberté et la nostalgie sont interprétées et agies de diverses manières. Les vieilles dames asiatiques s’échappent d’une vie urbaine trop confinée à leur goût et profitent de l’atmosphère villageoise des camps de cueilleurs. Les vétérans blancs se piquent plutôt de perpétrer une attitude virile et survivaliste renforçant une filiation imaginaire avec les pionniers américains. Les minorités Hmong et Mien qui ont lutté contre le communisme pendant les guerres d’Indochine cherchent quant à eux à jouir de leur liberté de faire des affaires et de côtoyer des gens de leur propre groupe ethnique si bon leur semble. Souvent, pour les vétérans blancs comme sud-asiatiques, la forêt est un lieu où se rejouent des souvenirs de guerre.

L’excitation de la chasse au matsutake se poursuit pendant la vente du soir. De manière surprenante, les acheteurs n’essaient pas de baisser le prix du matsutake. Ils utilisent au contraire une technique d’achat en “open-ticket”. Cela signifie que si le prix du matsutake augmente au cours de la soirée, un cueilleur peut revenir vers l’acheteur et réclamer la différence. Ainsi, les acheteurs n’essaient pas de tirer le plus de valeur possible du travail des cueilleurs. Ils essaient plutôt d’acheter autant de matsutake que possible, pour les revendre aussitôt à l’agent de terrain d’un négociant à la fin de la soirée. Ils peuvent même augmenter le prix pour concurrencer les autres acheteurs, soit en accord avec l’agent de terrain auquel ils ont l’intention de vendre, soit à leurs propres risques. Une partie de leur expertise consiste à séduire les cueilleurs pour qu’ils leur vendent les champignons plutôt qu’à d’autres acheteurs, en leur offrant un repas ou en faisant jouer une commune appartenance familiale ou ethnique. Ensuite, ils trient en connaisseurs les champignons selon leur taille et leur qualité pour ajuster le prix. La vente est décrite comme un moment d’effervescence que les cueilleurs apprécient et qui contribue à rendre la cueillette de matsutake intéressante et en un sens, ludique.

Lorsque les acheteurs vendent à des agents de terrain, le matsutake commence à se transformer en inventaire (stock). Anna Tsing montre comment les champignons sont transportés dans des entrepôts où ils sont à nouveau triés, avant d’être expédiés au Japon. Ils sont cette fois triés et emballés par d’authentiques salariés aliénés qui, contrairement aux acheteurs, ne connaissent pas grand-chose au matsutake et ne s’y intéressent pas particulièrement. Ce processus de normalisation intègre le matsutake dans une chaîne d’approvisionnement globale, un arrangement commercial qui incarne le capitalisme.

Les chaînes d’approvisionnement mondiales, des assemblages hétérogènes prédateurs

Le chapitre intitulé “Between the dollar and the yen” vise à expliquer comment le capitalisme de la chaîne d’approvisionnement s’est développé au Japon, non pas comme une pratique typiquement japonaise mais comme résultat de rencontres répétées entre le Japon et les États-Unis au cours des XIXe et XXe siècles. Les chaînes d’approvisionnement se présentent comme des arrangements commerciaux gérés par des banquiers et des commerçants, qui développent une expertise dans la captation de ressources et de main-d’œuvre à l’étranger pour alimenter le marché japonais, voire pour l’exportation. La visée de ces chaînes d’approvisionnement mondiales est d’extraire le plus de valeur possible de lieux éloignés, sans ménagement pour les écosystèmes, les conditions de travail ou les enjeux politiques locaux (cf. la destruction de la forêt de Kalimantan et le désespoir des Dayaks décrits par Anna Tsing dans Friction: An Ethnography of Global Connections, Princeton University Press, 2005). Les choses et le travail sont le produit d’assemblages locaux permettant avant tout leur transformation en inventaire et en actifs capitalistes.

Anna Tsing montre ainsi que le capitalisme se nourrit de ces “patches” péri-capitalistes, d’où les organisations du travail “scalables” ne sont pas parvenues à extraire de la valeur. Ces espaces péri-capitalistes sont ambigus : ils ne sont ni tout à fait intégrés ni tout à fait externes au réseau capitaliste. Elle choisit néanmoins de mettre l’accent sur l’hétérogénéité et la diversité du monde en le décrivant comme un assemblage de “patches”. La description d’un capitalisme coexistant avec ses propres ruines, en assemblages parcellaires indéterminés, lui permet de se débarrasser de l’idée téléologique de progrès. Tsing décrit une dynamique de la ruine où se bousculent des histoires de déclin et des histoires de renouveau. L’avenir est libéré à la fois des promesses humanistes du progrès et des prophéties de malheur. Tsing suggère un avenir ouvert résultant d’un présent déjà multiple. Dans ces histoires telles que Tsing les raconte, penser géographiquement nous en apprend au moins autant que de penser historiquement. Si nous voulons en apprendre quelque chose de nouveau, les histoires globales doivent être racontées à partir des périphéries et des marges. Raconter des histoires par “patches” permet de décrire une modernité hétérogène qui n’implique pas de définir un “nous” occidental interagissant avec un “eux” global – et personnellement je trouve cela plaisant.

Une alliance renouvelée entre les sciences sociales et les sciences naturelles ?

Le livre peut être lu comme une invitation à repenser à la fois nos méthodologies de recherche et nos imaginaires politiques, autour d’une alliance renouvelée entre les sciences sociales et les sciences naturelles. Tout d’abord, et de concert avec d’autres auteurs (parmi lesquels Bruno Latour et Donna Haraway), Anna Tsing propose d’abolir la séparation entre les protagonistes humains et non-humains. Sans l’idée de progrès humain, soutient-elle, cette séparation n’a plus de sens. Elle propose une version plus humble du changement, qui résulte de collaborations parfois involontaires entre humains et non-humains. Cette façon de raconter des histoires ébranle l’idée d’une nature purement sauvage. Ainsi, a forêt de Deschutes en Oregon est devenue une forêt attrayante pour les colons blancs uniquement parce que les autochtones Klamath s’en occupaient depuis des siècles avant l’arrivée des blancs. La forêt de Satoyama au Japon s’est dégradée lorsque les paysans l’ont abandonnée. Les paysages sont façonnés conjointement par les humains et d’autres êtres vivants, parfois de manière imprévisible. Et certains de ces paysages conviennent à la prolifération du matsutake.

Le cas du matsutake est parfait pour examiner sérieusement la capacité d’agir de non-humains. Le champignon est suffisamment résistant pour se développer sur un site contaminé par une explosion nucléaire, et en même temps il résiste à la domestication. Il a besoin de perturbation humaine pour se développer, mais il ne se développe que dans une symbiose mycorhizienne étendue, où arbres et champignons, enchevêtrés jusqu’au niveau cellulaire, échangent mutuellement des nutriments et des informations. Chaque matsutake est en fait le résultat d’une rencontre mycorhizienne entre différentes espèces.

Dans l’interlude intitulé « Tracking », Anna Tsing développe cette idée de rencontre appliquée aux sciences naturelles. Elle s’appuie sur plusieurs exemples, montrant que le rôle des espèces individuelles dans l’évolution est surestimé par rapport à celui des relations entre plusieurs espèces. Si la sélection naturelle existe, elle s’applique sans doute davantage à des rencontres inter-espèces plutôt qu’à des espèces génétiquement définies qui s’auto-perpétuent. Tsing suggère que la compréhension des processus biologiques gagnerait à s’appuyer davantage sur les approches descriptives utilisées en histoire naturelle, et en scellant, d’une certaine manière, une alliance méthodologique plus étroite avec l’anthropologie.

De l’anthropologie des sciences à l’anthropologie avec la science

Le matsutake s’est répandu à travers l’hémisphère nord selon des modalités qui restent en partie mystérieuses pour les chercheurs. Dans un chapitre intitulé “Science as translation”, elle propose un essai d’anthropologie post-coloniale de la science. Elle montre comment les politiques et les enjeux forestiers nationaux façonnent des sciences du matsutake différentes aux États-Unis, en Chine, au Japon et en Corée. Et elle passe d’une anthropologie de la science à une sorte d’anthropologie avec la science dans un beau chapitre appelé “Flying spore”. A partir d’entretiens avec des scientifiques, elle établit un état de l’art polyphonique de la question de la reproduction et de l’évolution du matsutake. Ce faisant, elle ouvre la possibilité d’intégrer authentiquement le côté non-humain de l’histoire du matsutake. En confrontant les hypothèses des chercheurs sur le matsutake, Tsing reformule leurs conclusions en des termes qui résonnent avec son propre travail. Le matsutake a la capacité de se reproduire soit sexuellement, soit par clonage, soit selon un processus mêlant clonage et reproduction sexuée, qui revient à se reproduire sexuellement avec soi-même en favorisant le brassage génétique. La reproduction du matsutake est aussi une affaire de rencontres et de collaborations indéterminées, qui peut être considérée comme un processus historique. Tsing nous invite à pratiquer un “art de l’observation”, qui allie une ethnographie attentive à l’histoire naturelle.

La narration comme méthode

Anna Tsing nous enjoint finalement d’utiliser la narration comme méthode. En tant que lectrice, j’ai saisi ces histoires enchevêtrées comme autant d’opportunités de multiplier les liens entre les différents “patches” décrits dans le livre. Il n’y a pas de mécanisme logique, nous avertit Tsing au début du livre, mais des relations de causalité subversives qui interagissent de manière à la fois troublante et profondément satisfaisante.

[1] L’ouvrage a été originellement publié en 2015 par Princeton University Press sous le titre The Mushroom at the End of the World. On the possibility of Life in Capitalist Ruins.

[2] Le concept de scalability, difficile à traduire en français, décrit des projets dont la taille peut changer sans altérer la nature de ces projets. La plantation est un exemple typique de projet scalable.

 

Ce texte a été présenté par Nassima Abdelghafour en introduction de la séance du séminaire « Invités » accueillant Anna Tsing le 4 juin 2018.

Photo #1 : Image extraite de Michael Drevenstedt, « Matsutake trip« , 2017. CC, BY.

Photo #2 : 丹羽桃渓, Matsutakegari, Matsutake mushrooms Picking in the 18th century Japan. Public domain.

Photo #3 : Toyohara, 松茸, « Expensive« , Tokyo, 15 septembre 2015. BY, NC.

Photo #4 : « A branch of holly (Ilex species) with blue berries and three ito mushrooms (Armillaria matsutake)« , Watercolour, Wellcome Collection. CC, BY.

Photo #5 : Paris Sinclair, « Shy Matsutake« , 3 novembre 2006, BY, SA.

Photo #6 : « Séance du séminaire « Invités » accueillant Anna Tsing », Paris, le 4 juin 2018. Crédit photo : Mathieu Baudrin

 

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