Les ‘critical landscapes’ de la communication scientifique : comment rendre la responsabilité tangible ?

Morgan Meyer

Comment peut-on rendre une notion comme la “responsabilité” tangible ? Peut-on la traduire dans des objets que des visiteurs peuvent voir, toucher, discuter ? Comment concevoir des expositions qui offrent au public un sens incarné de la diversité et de la complexité des intrications entre science et société ?

Voici en substance les questions soulevées par Maja Horst (Université de Copenhague) dans la communication qu’elle a donnée à Mines ParisTech le 17 juin 2019. Horst était invitée à Paris dans le cadre du projet européen SCALINGS, auquel elle participe en tant que membre du comité consultatif. J’étais invité, aux côtés de Stefan Kuhlmann (Université de Twente) et Jack Stilgoe (University College London), à commenter sa présentation et j’aimerais partager mes commentaires dans les lignes qui suivent.

Tout d’abord quelques mots à propos de SCALINGS et de la contribution de Maja Horst. SCALINGS vise à explorer les potentialités, les effets et les limites des processus de “co-création” auxquels prennent part des acteurs publics et privés, des experts et des amateurs, de grandes entreprises et des start-ups. Le projet étudie les répercussions de différents contextes sur l’innovation – et l’éventualité d’un passage à l’échelle de la co-création – dans des domaines aussi variés que la robotique, l’énergie ou les véhicules autonomes. La solide expertise de Horst en matière de communication scientifique permettait de problématiser la notion de co-création selon un angle original.


Photo #1 : L’installation Breaking & Entering à l’EuroScience Open Forum, Copenhague, 2014.

Horst a pris comme point de départ de sa réflexion le cas d’une installation intitulée Breaking & Entering, qui a été présentée à Copenhague à l’EuroScience Open Forum en juin 2014 (voir photo #1). L’installation se fondait sur les résultats d’un projet de recherche sur la responsabilité sociale de la science (Glerup & Horst 2014). Le défi consistait donc à transformer ces résultats en exposition, laquelle permettait un engagement du public l’amenant à réfléchir aux différentes manières envisageables d’appréhender et d’interpréter la notion de responsabilité. Pour cela, l’installation présentait quatre versions de la responsabilité (matérialisées à travers quatre portes d’entrées) qui allaient d’une perspective où la science est démarquée de la société à une autre où elle s’y intègre. La biologie de synthèse servait de cas empirique à la discussion.


Photo #2 : Il était demandé aux visiteurs de voter pour désigner qui devrait déterminer des priorités dans le financement de la recherche.

Une exposition telle que Breaking & Entering soulève deux questions qui me paraissent enrichissantes pour approfondir la réflexion.

Tout d’abord, l’installation décortique la science en révélant sa diversité et sa complexité. Elle montre que la science peut être incertaine, ambiguë, problématique, hasardeuse. “Il n’y a pas de réponses faciles ni de solutions rapides” disait la vidéo d’annonce de l’exposition. Et le public était constamment confronté à cette assertion : des questions étaient posées aux visiteurs, ils pouvaient voter à propos de certaines d’entre-elles (voir photo #2), ils pouvaient essayer de résoudre des énigmes. Si l’on compare cette installation à une exposition de musée traditionnelle, deux types de reconfigurations sautent aux yeux : on passe d’une exposition qui donne des réponses à une exposition qui favorise des interrogations ; et d’une exposition qui représente des choses existantes à une exposition qui créé des situations nouvelles et les donne à expérimenter. A ce titre, l’exposition peut être située dans un déplacement théorique qui met l’accent sur ce qu’on appelle les “exhibition experiments” (des expositions-expérimentations), dont parlent des livres comme Exhibition experiments (2008) et Creating connections: Museums and the public understanding of current research (2004), ainsi que les travaux issus de collectifs comme Xperiment! ou encore d’institutions comme le Medical Museion de Copenhague ou le Zentrum für Kunst und Medien de Karlsruhe.

Les exhibition experiments comme Breaking & Entering problématisent différentes sortes de frontières, entre recherche scientifique et communication scientifique, entre expérimentation et expérience, représentation et réflexivité, art et science. Le défi, pour des chercheurs tels que Horst, est le suivant : comment retraduire à son tour une expérience aussi riche sous forme d’article académique ? De quelle manière la confrontation physique – le “boundary space” (espace frontière), pour utiliser les termes de Horst – avec le public a-t-elle suscité chez elle un enrichissement et un étonnement à l’égard de son statut de chercheur spécialiste de l’étude sociale des sciences ? Comment comprendre le piratage des iPads mis à disposition et “l’inconduite” de visiteurs qui répondent aux questions en mobilisant leurs expériences et émotions personnelles (voir photo #3) ?

Photo #3 : Il était demandé aux visiteurs d’écrire leurs attentes à l’égard de la biologie de synthèse (espoirs sur les cartes vertes, craintes sur les cartes rouges). On remarque que certains visiteurs ont rédigé des commentaires qui n’avaient rien à voir avec la biologie de synthèse (e.g. “I am very cool”).

Mon second point porte sur la texture et l’architecture matérielle de Breaking & Entering. Ce qui a servi de point de départ à l’exposition ne comportait que deux dimensions : un article académique publié dans le Journal of Responsible Innovation. Le passage d’un article scientifique à une installation physique soulevait une question assez délicate : comment représenter des choses telles que des relations et des interprétations diversifiées dans les trois dimensions d’une exposition ?

La conception physique de l’installation ne constitue pas seulement un moyen d’appréhender la responsabilité en montrant qu’il existe différents “points d’entrée” dans cette notion. L’installation est également instructive pour toute personne intéressée par l’étude ou l’enseignement des controverses. Elle visualise et rend tangible les incertitudes, la pluralité et la flexibilité des interprétations de la science qui deviennent particulièrement saillants dans les moments de controverse. Une controverse décentralise généralement l’objet unique qui constituait le principal pôle d’intérêt pour se concentrer, au lieu de cela, sur les positionnements et les relations entre les acteurs et les objets. Une controverse ne peut pas être appréhendée comme un ensemble d’objets bien délimités et stabilisés (que l’on pourrait disposer dans des vitrines). Il s’agit plutôt de processus, qui nous renvoient aux relations plurielles et parfois contestées entre science et société.

Les installations comme Breaking & Entering suscitent des questions de recherche très stimulantes que résume la question suivante : quels sont les critical landscapes de la communication scientifique ? Que peut-on apprendre sur les sciences et leurs controverses en problématisant et en représentant la science comme une pratique qui se déroule dans l’espace ? Quelles sortes de questions matérielles et spatiales émergent lorsque l’on traite la communication scientifique non pas seulement comme une affaire de discours mais aussi comme une question matérielle ? Breaking & Entering a beau avoir été une installation de petite taille et temporaire, elle a néanmoins ouvert des questions plus générales et durables sur la nécessité de s’intéresser aux textures de la communication scientifique.


Références

Chittenden, D. et al. (eds.) (2004) Creating connections: Museums and the public understanding of current research, Rowman Altamira.

Glerup C., Horst M. (2014) ‘Mapping ‘social responsibility’ in science’, Journal of Responsible Innovation 1(1): 31-50.

Macdonald, S., Basu, P. (eds.) (2008) Exhibition experiments, John Wiley & Sons.


Crédit photos : Alexander Dich Jensen

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