Pour une politique du logiciel de calcul des inégalités sexuées

Vincent-Arnaud Chappe

Le gouvernement vient de décider de généraliser l’usage d’un logiciel pour calculer l’écart de salaire entre les femmes et les hommes dans les entreprises, afin d’obliger ces dernières à résorber les inégalités salariales d’ici 2022. Ce logiciel s’inscrit dans une histoire des équipements statistiques des entreprises en faveur de l’égalité professionnelle.

A l’origine en 1983, avec la grande loi Roudy sur l’égalité professionnelle, les entreprises de plus de 300 salarié.e.s se voient obligées de produire annuellement un « rapport de situation comparée entre les femmes et les hommes » (RSC). On attend de lui qu’il objective les écarts de situation entre les femmes et les hommes (notamment salariaux mais également en termes d’embauche, condition d’emploi, formation, etc.) avec l’idée que la révélation des inégalités et la prise de conscience qui suivra suffira à faire bouger les directions et les partenaires sociaux. Mais l’outil reste très peu défini par la loi, repose sur un modèle de la confiance dans la bonne volonté des acteurs, et sera de fait très peu utilisé. Plusieurs rapports s’attellent à son amélioration et à préciser des pistes d’utilisation et d’action pour les entreprises, sans que cela n’amène à des résultats visibles.

Changement de logique

Un tournant a lieu en 2001, avec le vote de la « loi Génisson » qui instaure pour les entreprises de plus de 50 salariés une obligation de négocier sur l’égalité professionnelle dans la perspective de signer un accord. Dans cette optique, le RSC est « rénové », repris en main par l’Etat qui fixe un nombre important d’indicateurs obligatoires. Même si l’obligation est renforcée, on reste néanmoins fondamentalement dans un modèle de la confiance, où les entreprises se voient contraintes à une obligation de moyen plus que de résultat. De fait, le RSC reste peu utilisé.

En 2006, la situation va à nouveau évoluer : une loi sur l’égalité salariale –la loi Ameline -oblige les entreprises à résorber les écarts salariaux entre les femmes et les hommes d’ici 2010. Cette date butoir sera finalement supprimée, mais elle entame un changement de logique : le passage d’une seule obligation de moyen –négocier avec les partenaires sociaux –à une obligation de résultat –supprimer les écarts effectifs. Le RSC ne sert plus tant à établir un constat en amont, qui ouvrirait la voie à une prise de conscience, qu’à être un outil de suivi des politiques de réduction des inégalités.

Dans cette optique, une commission présidée par Anne de Ravaran est mise sur pied afin de rendre le RSC plus effectif et appropriable par les entreprises, et aboutit à la création d’une feuille Excel standardisée pour la présentation des données. Progressivement, le RSC devient très investi par différents acteurs, surtout avec l’apparition, à partir de 2013, de sanctions pour les entreprises qui n’ont pas négocié. Les syndicats créent des formations, se mobilisent pour de nouveaux indicateurs. Les cabinets de conseil investissent le marché et aident les entreprises à produire et analyser leur diagnostic chiffré.

L’agence nationale d’amélioration des conditions de travail (ANACT) lance un programme automatisé sous Excel permettant de produire automatiquement ce RSC à partir d’une base de données du personnel. Une récente étude sur les accords d’égalité professionnelle montre néanmoins que le RSC est loin d’être systématiquement mobilisé, ou de façon ambigüe (il sert par exemple souvent plus à légitimer un écart de salaire qu’à mettre en place une politique pour le résorber).

Opacité du code informatique

Le logiciel promu par le gouvernement s’inscrit dans cette logique d’élaboration et d’automatisation du calcul des inégalités, arrimé à une logique d’obligation de résultat. Mais il croise également une autre tendance : le développement dans les grandes entreprises de méthodes d’analyse statistique sophistiquées, dites « régression multilinéaire« , pour calculer l’écart salarial entre femmes et hommes « toutes choses égales par ailleurs« , c’est-à-dire en neutralisant les différences d’âge, de diplôme, de postes, etc., la liste dépendant à la fois du choix des utilisateurs et des données disponibles en amont.

Ces méthodes font baisser l’écart observé et sont censées extraire un différentiel « pur ». Elles sont néanmoins contestées par certaines économistes et sociologues, ainsi que par des syndicats comme la CGT, qui estiment que les inégalités sexuées se mesurent « toutes choses inégales par ailleurs » car sont systémiques et évolutives (le « poste » des salarié.e.s ne pouvant par exemple pas être isolé de leur genre).

L’utilisation d’un tel logiciel, s’il peut enclencher une dynamique d’action importante pour l’égalité salariale, pose plusieurs interrogations : comment paramètre-t-on l’outil ? Quelles variables prend-on en compte ? Quels critères de fiabilité statistique retient-on ? Selon la façon dont on neutralise les variables d’une équation de salaire, on n’arrive pas au même écart. 26% d’écart salarial brut ? 16% en salaire horaire ? 13% à métier équivalent ? 9% de discrimination pure ? Tous ces chiffres sont « vrais » -et il y en a d’autres possibles -, selon le référentiel, et la grille de lecture politique. La question donc du paramétrage du logiciel -et de ses usages -est fondamentalement politique.

Utiliser un logiciel, c’est prendre le risque de créer une boîte noire, où les implications sociales de l’algorithme sont cachées derrière la technicité et l’opacité du code informatique. Pour que les partenaires sociaux puissent juger, et éventuellement critiquer, il faut donc qu’ils puissent avoir accès à l’équation utilisée, ainsi qu’aux données qu’elle traite, ou alors on décide d’abandonner le modèle d’égalité négociée sur lequel repose l’égalité professionnelle, et le RSC, en France (ce qui est un choix politique fort).

Un « hackaton »

Il faut également noter qu’un tel modèle de « régression multilinéaire » demande aussi des compétences techniques fortes, qu’il n’est pas immédiatement saisissable et compréhensible, et encore moins critiquable, sans posséder des compétences d’analyse qui relèvent des sciences sociales. Généraliser un tel modèle que tout le monde ne maîtrise pas, nécessiterait a minima une montée en compétence technique des partenaires sociaux (directions ou syndicats) sur le sujet. Sans ces compétences, la boite noire du logiciel produit des résultats sans signification pour les acteurs qui s’en saisissent, et on voit mal comment ceux-ci peuvent alors agir pour lutter contre les inégalités sexuées qui prennent ancrage dans le fonctionnement organisationnel de l’entreprise.

En effet, un tel logiciel, en focalisant l’attention sur les indicateurs salariaux, incite à des seules politiques de rattrapage sous forme d’augmentation de salaire des femmes, sans prise en compte des dimensions systémiques et organisationnelles des inégalités, et de la nécessité d’y remédier à ce niveau.

Rattraper les femmes est nécessaire et obligatoire, mais si on ne lutte pas contre les mécanismes de production des inégalités (ségrégation sexuée des métiers et sous-valorisation des emplois à prédominance féminine, discriminations liées à la maternité, plafond de verre et plancher collant, norme d’une pleine disponibilité temporelle et mentale, etc.), les écarts ne manqueront pas de se reproduire. L’attention portée aux indicateurs ne doit donc être qu’un moyen et ne peut se substituer à une réelle politique d’égalité professionnelle.

Ces remarques ne sont pas tant des critiques, que des invitations à une prise en compte des dimensions politiques de ce logiciel de calcul. Il n’y a pas « une » objectivité, mais différentes constructions sociotechniques de l’objectivité : la façon dont est paramétré ce logiciel, les acteurs qui auront «la main » dessus et la façon dont il sera utilisé et inclus dans d’autres modes d’action dessineront la réalité des politiques d’égalité entre les femmes et les hommes. Le gouvernement parle d’organiser un hackaton pour produire ce logiciel : l’idée est stimulante, mais l’égalité professionnelle est un problème trop grave pour la confier uniquement à des informaticien.n.es : elle doit également impliquer les salarié.e.s, notamment les femmes, et leur représentants syndicaux.

L’équipement informatique de l’égalité professionnelle est probablement nécessaire, souhaitable et inéluctable, mais il ne doit pas mener à un gouvernement purement algorithmique de l’égalité professionnelle qui oublierait ses dimensions politiques. Ou alors on risque de voir le problème par le petit bout de la lorgnette et de promouvoir une vision bien étriquée de l’égalité.

Publié dans Le Monde Economie le 9 mars 2018

 

Photo#1 – Manif 8 mars 2017 Paris. Crédit photo : Jeanne Menjoulet

Photo#2 – 7novembre16h34. Paris, 7 novembre 2016. Crédit photo : Elide

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