Faire être l’autre : la relation d’aide comme fiction créatrice

Avec des sociologues issus de plusieurs centres de recherche, à Lyon et à Paris, nous avons réalisé deux enquêtes ethnographiques sur l’aide à domicile (réfs. ci-dessous). Il serait d’ailleurs plus juste de dire que, de façon réciproque, elles portaient sur le handicap tel qu’il peut être mieux saisi à travers la relation d’aide, et sur l’aide telle qu’elle se révèle au contact du handicap. Outre cette variété de l’expérience même du handicap, de la dépendance ou de la vulnérabilité, tant pour les aidés que pour les proches ou les aidants, la recherche rend visibles les compétences inédites surgies de la confrontation avec des épreuves de nature et de gravité hétérogènes : risque de chute, alimentation ou prise de médicaments difficile, comportements agressifs ou dangereux, mesures de protection contraignantes, isolement, placement, etc.

Le care en pratiques : de l’invention individuelle et collective à l’éthique de situation

Nous avons été très sensibles à la capacité d’invention individuelle et collective, à la fois technique et morale, que le sens continu de l’adaptation nécessaire à Chambre David1ces situations d’épreuves avait démontrée, et aussi au peu de reconnaissance que reçoit cette compétence. Il est vrai qu’elle est difficile à mettre en mots, à analyser, à enseigner : aux antipodes d’une liste administrative de « bonnes pratiques », elle se déploie dans la variété et la souplesse d’arts de faire, comme dirait Michel de Certeau. L’attention aux détails et aux circonstances imprévisibles, le sens de la situation et la vigilance du guetteur, ou les subtilités d’une relation d’apprivoisement délicate, tout cela, plus qu’aux manuels vantant l’art du soin, renvoie aux analyses faites par les philosophes grecs sur la ruse ou la chasse, ou encore à cette sensibilité au rapport de soi aux autres que Foucault, lui aussi dans le fil des Grecs, appelait déjà une esthétisation de la vie : non pas le luxe du dandy, mais une intégration des sens dans la morale ordinaire. C’est d’ailleurs un autre apport important de l’enquête ethnographique que de donner un contenu concret aux beaux textes promouvant le care sur un registre éthique et politique très général, ce qui permet peut-être aussi de prendre en compte de façon plus réaliste ce que la relation d’aide contient nécessairement de tension, de contrainte, voire de violence. L’échec est une dimension de l’action, et l’analyser ne revient pas seulement à prescrire un idéal. Partir de l’observation des relations permet en quelque sorte de prolonger en l’inversant la problématique du care : les handicapés ne seraient-ils pas, à leur manière, des professeurs de vie pour tout le monde ?

La gestion du handicap ou de la dépendance, une création collective

Nous sortons donc de longues enquêtes sur l’aide à domicile, qui ont donné lieu à deux rapports. Il ne s’agit pas ici d’en résumer les 600 pages. Ce que je vais plutôt essayer de faire, c’est de revenir sur ce travail à partir d’un thème précis, celui de la fiction, qui permette de le voir sous un autre angle : peut-on interpréter comme étant une création la gestion collective du handicap ou de la dépendance par les « personnes concernées », selon la belle expression de John Dewey, à commencer par les handicapés eux-mêmes (mieux nommés handicapables), mais aussi les proches, les aidants, les institutions, ou, pour le dire mieux, le collectif pluriel que, bon gré mal gré, ceux qui vivent une telle expérience sont amenés à former ? Comment faire faire quelque chose à des personnes qui ne l’ont pas demandé ou n’en voient pas l’intérêt ? Ou inversement, vu de l’aidé, faire s’adapter des professionnels à un cas toujours Aide_a_dom-Mezerette-VilleRezeparticulier, et réviser leurs normes ou leurs habitudes ? L’aide implique l’installation incertaine d’une relation, d’un espace commun dans lequel la relation d’aide peut « avoir lieu ».

Pour développer cela, c’est à Paul Ricœur que nous avons emprunté la notion de fiction, dont il propose une lecture très riche, qui peut se décliner sur plusieurs niveaux. Elle permet de reformuler en partie, d’abord, la façon même dont nous avons enquêté : c’est-à-dire ne pas partir de définitions existantes du handicap, médicales ou sociales, qu’il s’agisse du savoir du médecin ou du regard de l’autre, mais de ce que les gens font eux-mêmes de leur handicap. Premier sens, donc, la fiction-récit, pour nous les chercheurs, mais aussi pour les handicapés : comment rendre compte de ces expériences ? Pour notre part, nous sommes par exemple restés à deux plusieurs journées entières avec des handicapés, surtout physiques, pour observer les séries d’épreuves qu’est la vie pour eux, puis, sur des cas concernant plutôt le handicap mental ou psychique cette fois, nous avons suivi sur le long terme le « dossier » qu’ils deviennent, au sens quasi administratif du terme : la série de démarches, d’aides sociales, de traitements, de prises en charge que leur parcours croise, avec les diagnostics, les jugements, les décisions que cela implique, et surtout, de façon moins institutionnelle, la série continue des petits choix, des appréciations, des impressions à peine formulées qui vont engager pourtant de façon décisive le cours des choses.

La fiction, le singulier comme expérience partagée

La fiction, en ce premier sens narratif, c’est une façon d’atteindre des vérités plus profondes par le singulier : le diable est dans les détails. Comme dans les romans, une attention fine aux situations spécifiques, aux problèmes particuliers, fait comprendre des vérités tout à fait singulières mais qui, par cette singularité même, font directement écho à des expériences au contraire très partagées. Les cas particuliers donnent en quelque sorte un contenu, un sens à des sentiments ou des vérités généraux, dont ils sont moins l’application que la matière. Ici, à propos du handicap au quotidien, il s’agit de quelque chose qui est beaucoup plus fort que ce que suggèrent des expressions à la mode, comme le « vécu », le « ressenti », tous mots trop centrés sur une psychologie personnelle, qui font comme si le handicap était donné et que l’affaire était celle de son acceptation par le handicapé. C’est là bien mal en parler : ce dont il est question, c’est vraiment de la façon dont le handicapé et ses proches forgent ce qu’est le handicap pour eux, dont ils le re‑forment, le réinventent. Ou encore, pour le dire avec des mots plus savants mais plus justes : comment ils le « performent ». C’est le sens fort que nous reprenons à l’idée de fiction : ils installent le handicap sur une scène commune. Fiction, cela ne veut pas dire irréel, fruit gratuit de l’imagination, cela veut dire fabrication, travail pour produire autrement de la réalité, tous les jours, au fil des épreuves imprévisibles qu’ils ne cessent de rencontrer, mais aussi petit à petit sur un plus long terme, à travers les rôles qu’ils dessinent, les relations qu’ils établissent, l’intrigue collective qu’ils inventent peu à peu.

La fiction, création d’un monde commun

Ce deuxième sens du mot nous entraîne vers la description d’un travail collectif de narration, de mise en intrigue, de théâtralisation des relations. Travail bien présent dans le soin : qu’on pense, dans les pas de Erving Goffman cette fois, à tous ces gestes d’acteur, ces sourires, cet entrain nécessaire pour mettre Invisibles-N Djemai-Ph Delacroixune ambiance agréable ou faciliter un soin délicat, ces petits mensonges par omission sur l’état des personnes, ces façons d’éviter de leur faire perdre la face, cet art de ne pas voir ce qu’il ne faut pas voir, de savoir parler d’autre chose quand il le faut, voire de ruser avec les autres, plus ou moins avec leur accord, pour que se déroule au mieux une relation remplie de moments difficiles. L’idée de fiction aide ici à voir les jeux de rôle, l’usage des gestes, des corps, des expressions, les façons de se tenir, de parler, et plus largement le fait que se découpe ainsi une scène, un cadre accepté, dans lequel chacun peut plus facilement trouver sa place que dans l’interaction au coup par coup. Enfin, cette technique au sens théâtral est réciproque bien sûr, c’est-à-dire qu’au delà des mots et des actes, un peu comme dans le couple, elle permet d’installer progressivement une scène commune qui fait que les deux partenaires sont acteurs de leur propre relation, ce qui autorise aussi les accrocs, une relation moins naïve, qui peut avoir ses frottements, qui ne se rompt pas au premier énervement, qui tolère les disputes ou les agacements, parce que la fiction commune a créé une durée, base d’une relation de confiance.

La fiction comme invention de soi

Parler de fiction, bien au delà de cela, c’est donc ouvrir sur l’idée que le handicap est créateur. Dire que le handicapé crée la fiction de son handicap, c’est montrer qu’il n’y en a pas de définition fixe, que le handicap est pluriel, qu’il est ce qu’on fait de lui – même et surtout si, comme dans la bonne fiction, cela ne veut pas dire qu’on puisse faire n’importe quoi. Je donne un exemple bref de cela : avec la même maladie, deux personnes, contactées à travers la même association, qui font de leur handicap tout autre chose dans les deux cas. L’un, tétraplégique, a entièrement construit sa vie pour ne pas être handicapé, c’est-à-dire vivre « comme » tout le monde – non pas une dénégation de son état ou une fuite de la réalité : une sorte de sur-maîtrise du handicap, au contraire. Le confiner, faire tout ce qu’il faut pour s’en occuper, et pouvoir ensuite être un dessinateur, un mari, un ami, bref autre chose que son propre handicap. Il a donc tout organisé, sa demeure, sa relation aux aides, au travail, etc., de sorte que de 7h à midi, il ne s’agisse que de s’occuper de lui « en tant que » handicapé (sa femme travaillant d’ailleurs à l’extérieur le matin), et que du coup, de 13h au soir, il travaille, il soit avec sa femme, il vive sa vie. On voit l’importance du mot fiction : non pas vivre comme tout le monde au sens d’un « comme si », d’une fiction au sens pauvre, opposé à la réalité, voire qui la nierait, mais d’un comme au sens fort, vivre « en tant qu’homme », et non être réduit à son état de handicapé. Et l’autre personne paralysée, une vieille dame, avec de graves difficultés de tout ordre, déplacement, traitements pénibles, douleur, avait exactement l’attitude inverse, sur le plan des soins : ne s’occuper de rien (« je vous abandonne mon corps », dit-elle !), tout déléguer de l’organisation de son handicap. Mais tout transférer sur les relations : elle est toujours gaie, blague avec chacun, parle de l’enfant de l’une, donne un petit cadeau à l’autre, de sorte que c’est la chouchoute du service, et que « son » handicap est devenu quelque chose comme le carrefour des mille relations affectives qu’elle entretient, et qui l’entretiennent. C’est une autre façon d’avoir surmonté, vécu, produit le handicap.

La fiction comme performance

Autre fiction, autre façon de « vivre » son handicap : non pas au sens de supporter psychologiquement un état donné, donc, mais de s’appuyer sur des contraintes pour en faire le théâtre d’opérations d’une façon d’être. Nous touchons là, enfin, à ce dernier sens de « fiction », le sens fort qui nous a interpellés pendant nos enquêtes, celui qui me paraît pointer une dimension créatrice du handicap, en insistant sur la puissance ontologique de cette instauration progressive d’un cadre partagé, qui fait être l’un à l’autre les partenaires. L’analyse foudroyante que fait Ricœur de la fiction est très adaptée au handicap : « comme » non pas au sens de « comme si », de « faire semblant », mais au sens de « en tant que ». « Comme si », c’est la fiction au sens commun du terme, c’est-à-dire celle qui est un peu mensongère. Je traite quelqu’un qui est handicapé comme s’il n’était pas différent, par exemple. Cela ressemble à du politiquement correct. Ricœur dit que c’est là une fiction représentative. Ce qu’il faut, c’est de la fiction ontologique. Non pas le traiter « comme si » de rien n’était, mais le traiter « comme » être humain. Je vois en lui l’être humain. La fiction se fait alors performative, créatrice : par exemple à propos de l’exigence du respect de l’autonomie, souvent difficile à concilier avec l’état des personnes ou avec leur protection. Au lieu de penser les choses en termes de compromis plus ou moins bancals, voir l’autonomie comme une fiction productive aide à comprendre les choses de façon à la fois plus juste et plus efficace : le fait même de voir le handicapé comme quelqu’un d’autonome, qui est comme les autres, c’est cela qui va l’aider à l’être. C’est dire que cette autonomie fictive, au sens le plus fort du terme, est produite par le collectif des aides, des proches, du handicapé lui-même qui, grâce à cette fiction de l’autonomie, devient autonome, à travers un collectif. Le cadre fictionnel permet de faire en partie porter par l’aidant à la place de l’aidé l’autonomie de celui-ci : traiter en être autonome la personne fragilisée, c’est faire persister ce qui n’est plus tout à fait là. Curieuse autonomie, donc, par procuration, ce qui semble être contradictoire dans les termes. Mais c’est bien la force de la fiction. Elle fait exister une autonomie qui doit être supposée et supportée par les autres pour exister. Tout l’enjeu éthique et politique de la relation d’aide aujourd’hui se glisse dans ces moments fragiles, dans cette invention d’une autonomie élargie au collectif. S’y joue rien de moins que la dimension créative d’un art d’accompagner les dépendances et les vulnérabilités, non seulement dans son accomplissement quotidien mais aussi socialement, pour nous tous.

 

Hennion Antoine, Guichet Franck, Paterson Florence, Le Handicap au quotidien. La personne, les proches, les soignants : sept récits d’expériences à domicile, HAS/CNSA, UNA/CSI, 2009, 259 p.

Hennion Antoine, Vidal-Naquet Pierre, Guichet Franck et al., Une ethnographie de la relation d’aide : de la ruse à la fiction, ou comment concilier protection et autonomie. Treize récits de cas, MiRe (DREES), CSI, MINES-ParisTech-CNRS/Cerpe, 2012, 352 p.

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Références

de Certeau Michel, L’Invention du quotidien Tome 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980.

Dewey John, Le Public et ses problèmes, Paris, Farrago/Léo Scheer Éditions, 2003 [1927].

Foucault Michel, Histoire de la sexualité. 2 L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.

Goffman Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973 [1959].

Ricœur Paul, Temps et récit, Paris, Le Seuil, 1983-85.

Ricœur Paul, Le Juste 2, Paris, Éditions Esprit, 2001.

 

Photo #1 : La chambre de David. Les choses sous la main. Septembre 2013. Photo : Florence Paterson.

Photo # 2 : Aide à domicile. © Thierry Mezerette / Ville de Rezé. Photo : Thierry Mezerette.

Photo # 3 : Invisibles. Texte et mise en scène de Nasser Djemaï. Compagnie Nasser Djemaï. Photo : Philippe Delacroix.

 

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