Communautés en ligne et nouvelles mobilités

RB MEX VEL Car-Tironi-2013

A l’heure des « villes intelligentes », de nouveaux usages de l’automobile font leur apparition. Celle-ci se loue désormais pour quelques heures, se partage le temps d’un trajet, s’échange entre voisins. D’un produit que l’on possède, elle devient un service auquel on accède. Ces nouvelles approches de l’automobilité reposent en partie sur la mise en ligne de plateformes où les internautes sont invités à mettre en commun leur véhicule personnel. Mobilités urbaines et communautés en ligne semblent ici étroitement liées.

J’ai été amené à travailler sur cette question dans le cadre du projet de recherche MEX-VEL, conduit au CSI par Brice Laurent, en collaboration avec Martin Tironi. Ce projet, mené en partenariat avec l’Institut de la Mobilité Durable et Renault, porte sur l’expérimentation dans la construction des marchés du véhicule électrique (VE). Mon rôle a consisté à interroger la place des communautés en ligne dans la production et la régulation de services de mobilité innovants, dans le contexte plus général de la mise sur le marché de nouvelles gammes de véhicules électriques.

Les communautés d’intérêt autour du VE

Cette recherche a suivi trois pistes. La première a porté sur une observation des communautés d’intérêt qui se forment sur internet autour du VE. On le sait, les communautés en ligne sont avant tout des communautés d’intérêt : les internautes se regroupent parce qu’ils partagent un attrait commun pour une thématique spécifique. Pour identifier ces communautés, j’ai mobilisé une méthodologie de traçage de liens hypertextes. Le lien hypertexte constitue en effet un bon indicateur de hiérarchisation des sites au sein d’un champ thématique sur le web : les sites qui reçoivent beaucoup de liens de la part d’autres sites jouissent ainsi d’une certaine autorité au sein de ce champ thématique et d’une meilleure visibilité sur le web. Grâce à des logiciels de type Navicrawler et Gephi, on peut ainsi cartographier ces liens, comme le montre le graphe suivant (cliquer pour agrandir l’image) :

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Ce graphe rend visibles plusieurs phénomènes. D’abord, il montre que le VE est une thématique assez robuste pour générer la constitution d’une communauté d’intérêt en tant que telle (en bleu sur la carte). A l’intérieur de cette communauté, les amateurs font autorité : alors que les sites des constructeurs reçoivent très peu de liens, ce qui semble indiquer une certaine défiance quant aux discours des industriels, les sites d’amateurs et de passionnés jouissent d’une grande visibilité et sont référencés comme autant de ressources fiables pour les internautes. Ensuite, le thème du VE intéresse d’autres communautés et permet de nouer des liens entre des réseaux de sites qui en entretiennent très peu. C’est notamment le cas des thématiques de l’automobile (en rouge) et de l’environnement (en vert). Les sites liés aux questions environnementales sont moins des sites s’inscrivant dans une logique militante que des sites promouvant des modes de vie « éco-responsables ».

Ici, le VE semble s’intégrer à de nouvelles pratiques de consommation au même titre que le bio, l’éco-habitat ou la consommation durable.

Les communautés en ligne comme nouvelles méthodes de connaissance client

Une seconde piste a consisté à observer la manière dont des communautés en ligne peuvent être associées aux stratégies d’innovation des entreprises dans le cadre du lancement de nouveaux produits ou de nouveaux services liés au VE. Dans ce contexte, la communauté en ligne devient un espace « captif » au sein duquel différentes mesures peuvent être effectuées. Il s’agit notamment pour les industriels d’observer la manière dont une opinion collective se construit sur leur produit ou leur service. A l’inverse des focus groups, qui répondent à des logiques similaires, l’enjeu n’est pas ici de mesurer une opinion préexistante mais de comprendre les mécanismes par lesquels une opinion commune se stabilise, en identifiant notamment, parmi les arguments exprimés par les participants, ceux qui « font mouche » et emportent l’assentiment d’une large majorité.

Je me suis ainsi intéressé aux forums de connaissance client mis en place par une agence de communication. La société en question adopte une posture originale en se réclamant explicitement d’une approche délibérative héritée de certains courants de la philosophie politique américaine. Au sein de ces forums, il s’agit de faire débattre des clients potentiels, en organisant une confrontation d’arguments contradictoires, tout en cadrant au minimum les échanges afin de laisser les participants exprimer librement leurs opinions.

Une des conclusions de cette étude a trait aux effets collatéraux d’une mise en communauté de clients potentiels. D’abord, les individus qui la composent s’approprient cette idée de communauté, la revendiquent, en cherchant à se doter de signes extérieurs afin de se reconnaître (et de se faire reconnaître) en tant que membres. Ensuite, cette mise en communauté se double d’une circulation des savoirs profanes : les internautes se conseillent, se viennent en aide, se transmettent des tuyaux pour bricoler des bornes de recharge ou économiser les batteries des véhicules. La communauté ainsi formée sort renforcée de ce partage : elle formule des exigences, voire des menaces à l’encontre de l’industriel, et détourne le dispositif pour conduire des actions collectives qui n’étaient pas initialement prévues par les organisateurs. Une mise en communauté de clients potentiels peut ainsi donner lieu à des formes de détournement des dispositifs mis en place pour sonder leurs opinions.

La confiance interpersonnelle, moteur des communautés en ligne

La dernière étape a consisté en une observation des communautés en ligne qui émergent autour du co-voiturage et de l’auto-partage entre particuliers. J’ai ainsi comparé, avec l’aide de Quentin Dufour, étudiant en master à Dauphine, une douzaine de services relevant de ces deux domaines. La première conclusion de cette étude est que la confiance interpersonnelle constitue le ciment des échanges entre internautes. Pour qu’un individu accepte de louer sa voiture à son voisin ou de partager un trajet avec un inconnu, l’instauration d’une confiance mutuelle est nécessaire. Or, sur ces plateformes, la confiance est construite : il existe une multitude d’indicateurs, du commentaire à l’évaluation, du partage de contacts au sein d’un cercle à la constitution d’un profil détaillé, qui ont pour rôle d’incarner cette confiance afin de permettre l’échange marchand entre deux inconnus. Ensuite, la sociabilité devient un atout économique majeur pour conclure un échange : sur ces sites, ne sont pas uniquement évalués la ponctualité ou le sérieux d’un conducteur, mais également sa capacité à se montrer ouvert, sociable, à nourrir des conversation intéressantes et à faire preuve de diligence envers ses interlocuteurs. Enfin, la communauté valorise des internautes actifs, qui s’investissent en passant du temps sur la plateforme et qui fournissent un nombre important d’informations personnelles. Ces types de comportement sont valorisés par une meilleure visibilité des participants sur le site, et donc potentiellement par de nouvelles opportunités d’échange. L’analyse de ces communautés en ligne donne ainsi à voir la manière dont la voiture devient un objet médiateur au sein d’un tissu relationnel où se définissent simultanément les périmètres de la communauté, la densité des relations sociales qui la nourrissent et les identités des individus qui la composent. (Cliquer pour agrandir l’image).

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Une réflexion transversale à ces différents cas d’étude a porté sur la manière dont des plateformes participatives « produisent » des collectifs en leur permettant de se montrer à eux-mêmes. Les internautes qui sont réunis sur ces plateformes en tant que client ou vendeur, propriétaire ou locataire, se voient agir au sein d’un groupe constitué. Ces plateformes favorisent ainsi l’émergence d’un sentiment d’appartenance et incitent au passage à l’acte, « performant » de fait des communautés constituées d’individus aux profils divers.

Cette première étape du projet MEX VEL touche maintenant à sa fin. Elle fait l’objet de plusieurs publications et a donné lieu à une communication lors de la 4S 2013 à San Diego, en octobre dernier. La seconde étape, conduite par Martin Tironi, s’intéresse plus précisément aux frontières de l’expérimentation (dans le contexte d’un service d’auto-partage de véhicules électriques) et cherche à caractériser plus finement son rôle constitutif dans l’émergence d’un marché du VE en France.

 

Romain Badouard a été chercheur postdoctoral au CSI de Septembre 2012 à Septembre 2013. Il est maintenant maître de conférences à l’Université de Cergy-Pontoise.

 

Photo #1 : Service de location en libre-service Twizy Way. Photo : Martin Tironi.

Graphique #1 : Cartographie des communautés d’intérêt autour du VE sur Internet.

Graphique #2 : Typologie des services de co-voiturage et d’auto-partage entre particuliers.

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