Francesca Musiani reçoit le Prix de thèse Informatique et Libertés décerné par la CNIL pour ses recherches sur les architectures P2P

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Le 3 février dernier, Francesca Musiani a reçu le 5ème Prix de Thèse Informatique et Libertés, remis par Isabelle Falque-Pierrotin, Présidente de la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL). Ce prix récompense la qualité de ses recherches sur les architectures « pair-à-pair » (en anglais peer-to-peer ou P2P).

La thèse soutenue par Francesca en octobre 2012 a donné lieu à la publication d’un livre aux Presses des mines en 2013, Nains sans géants. Architecture décentralisée et services Internet, préfacé par Geoffrey C. Bowker, Professeur à l’Université de Californie à Irvine.

Francesca, votre recherche s’intitule « Nains sans géants », comment caractériser ces « nains » dont il est question ?

Rechercher de l’information, participer au réseautage social, visionner des vidéos ou stocker des fichiers en ligne sont des activités en ligne que beaucoup d’entre nous pratiquons quotidiennement. Nous utilisons souvent pour cela les services en ligne de « géants » des technologies de l’information, dont les plus connus sont Google, Facebook, YouTube ou Dropbox. L’architecture de réseau de ces « géants » est basée sur un modèle qui instaure une dichotomie entre un serveur fournisseur de ressources et des clients demandeurs de ces ressources. Le modèle de réseau informatique du P2P que j’ai étudié est très différent. Les dispositifs en P2P répondent aux mêmes nécessités d’usage – recherche, réseautage, stockage – mais la particularité de ce modèle est que l’implication des participants est nécessaire au bon fonctionnement du service offert par le réseau. Les participants mettent non seulement à disposition du réseau une partie de leurs équipements et de leurs ressources informatiques (capacité de calcul, espace de stockage, bande passante), mais ces ressources partagées sont aussi directement accessibles à l’ensemble des participants. Pour dire les choses autrement, la dichotomie caractéristique du modèle client-serveur entre un serveur, fournisseur de ressources, et des clients, demandeurs de ressources, est remplacée par une situation où un ensemble de pairs héberge ou fournit la ressource, et en même temps en est demandeur.

Je me suis intéressée aux processus de développement et d’appropriation de services basés sur Internet dont la conception intègre ce choix de design très particulier : déléguer la responsabilité et le contrôle de la gestion des données et de leur flux aux « marges » de ces systèmes en réseau. Le P2P est conçu selon une structure décentralisée précisément pour que les communications ou les échanges se déroulent entre des nœuds qui ont une égale responsabilité. Dans ce type d’architecture, les opérations nécessaires au bon fonctionnement des systèmes dépendent techniquement de ceux que j’appelle les nains du réseau : les usagers, leurs terminaux et leurs ressources informatiques, mobilisés ensemble pour servir un objectif commun.

Comment avez-vous abordé l’exploration de ces architectures de réseau décentralisées ?

En suivant ce que Janet Abbate[1] nomme le « ballet entre programmeurs, logiciels et utilisateurs », qui construit la décentralisation dans les services Internet. Mon objectif était d’explorer les implications socio-politiques de l’approche distribuée et décentralisée de l’architecture technique des services Internet. En étudiant les « couches inférieures » de ces systèmes, on parvient justement à questionner les usages qu’ils servent, les dynamiques qui s’y développent, les démarches suivies, et les droits de leurs utilisateurs.

Mon approche a consisté à suivre les développeurs de trois services Internet construits sur un modèle de réseau décentralisé : un moteur de recherche, un service de stockage et une application pour le streaming vidéo. J’ai également suivi les collectifs d’usagers pionniers qui se sont développés avec ces services, et plus ponctuellement, les arènes politiques où l’on discute de l’organisation et de la gouvernance de l’Internet.

J’ai abordé l’exploration de ces architectures de réseau décentralisées aussi en élaborant mes réflexions autour de trois principales questions de recherche. La première question a trait aux nouveaux partages de compétences entre fournisseurs de service, opérateurs des réseaux et utilisateurs que ces applications sont susceptibles de générer. Les services Internet construits selon une architecture P2P créent des configurations inédites : lorsque l’on devient utilisateur, on met en contrepartie des ressources à disposition du collectif ou du service. En analysant les nouvelles formes d’engagement de l’utilisateur et des autres acteurs impliqués dans la mise en œuvre des services, mon objectif était de comprendre quelles étaient les modalités de leur viabilité technique et économique. J’ai aussi cherché à saisir comment des questions « classiques » associées à la gestion des contenus numériques sont réglées, en particulier celle de la sécurité des données ou de la protection de la vie privée, au sens entendu en anglais par privacy.

La seconde question interroge les dynamiques collectives à l’échelle du réseau qui sont susceptibles de se mettre en place avec le développement du P2P. Ces services proposent l’aménagement de nouvelles relations entre le local et le global : certains prennent la forme d’un service de stockage distribué basé sur la fragmentation des fichiers et leur dissémination dans l’ensemble du réseau d’utilisateurs ; d’autres la forme d’un moteur de recherche « par affinités », dans lequel l’utilisateur est défini par une capacité à établir un lien avec des savoirs qu’il détient au regard de sa propre localisation dans le réseau. Ces applications posent des questions inédites du point de vue de l’articulation entre l’individu et le collectif : comment du global se recrée-t-il à partir de l’éclatement du local ? QuellPhoto2-PrixThMusianie visibilité sur le collectif ces systèmes offrent-ils à un utilisateur qui devient un nœud actif, et pas simplement un participant connecté au réseau global ? Quelles sont les nouvelles inégalités numériques susceptibles de se créer dans ces situations ?

Une troisième question concerne les formes de régulation émergentes de ces technologies. Par régulation j’entends en particulier les droits de propriété, le droit à la vie privée et à la confidentialité des données personnelles, ou les droits d’accès aux contenus. Les réseaux P2P « de première génération » ont mis au défi les dispositifs de la propriété intellectuelle classique. Ils ont contribué à une redéfinition de notions comme celles d’auteur et de contributeur, ou à une reconfiguration des droits des utilisateurs – notamment le droit à la privacy –, ainsi qu’au déplacement de frontières entre usages privés et usages publics.

Quelles conclusions doit-on retenir de votre recherche ?

Pour répondre à cette question je mettrais l’accent sur les grands enjeux associés au développement du P2P. Le premier d’entre eux est que le P2P est construit et produit comme une alternative pour les services Internet. Cette alternative se dessine dans l’interaction entre des usages qui sont très diversifiés, mais aussi entre les contraintes et les opportunités techniques du modèle distribué. Les composantes du réseau, et les dynamiques qui en assurent le fonctionnement, ont créé un mouvement de décentralisation et de partielle recentralisation. De ce double mouvement émergent des dispositifs techniques et des modèles économiques qui sont tout à fait originaux et qui rendent cette alternative attractive.

Le second enjeu est que l’architecture P2P est à la base de la fabrication et de la stabilisation de formes particulières de lien social et de collectifs d’usagers. Les développeurs cherchent à introduire un « paradigme social » dans le P2P, pour mettre à profit des caractéristiques liées aux préférences, aux profils et aux relations entre utilisateurs. A son tour, cette façon d’appréhender le P2P concourt à la mise en circulation de paquets de données dans les « couches inférieures » du réseau directement d’un ordinateur à un autre. Cette démarche contribue à façonner les gestes d’échange ou de partage effectués par les utilisateurs. On voit ainsi émerger de nouvelles façons d’agir en commun.

Le troisième enjeu concerne le P2P appliqué aux services Internet comme objet du droit et producteur de droits. Le système de régulation et de gouvernance de l’Internet qui entoure les services P2P – c’est-à-dire la définition de la légalité de la technologie P2P et de certains de ses usages – peut influer sur l’émergence des services internet, leur conception et leur architecture. En même temps, les objets, les ressources et les flux de données produits avec le P2P contribuent à façonner des conceptions de ce que sont la confidentialité des données, la sécurité d’un réseau ou le contrôle sur les informations personnelles. On peut les concevoir et les traiter en tant que systèmes de définition et protection des droits de l’utilisateur des services Internet.

Une des conclusions de mes recherches sur laquelle je voudrais aussi insister est qu’une approche informée par les Science and Technology Studies – comme celle que j’ai adoptée dans cette thèse – peut aider les chercheurs qui explorent la gouvernance de l’Internet à se désengager d’une conception du « réseau des réseaux » comme un espace identifiable a priori, un espace qui serait étranger aux forces institutionnelles de la « réalité » hors ligne, ou qui serait au contraire entièrement retranché derrière les espaces codifiés de la politique traditionnelle. Les STS permettent de mettre l’accent sur les mécanismes qui amènent les différents acteurs participant à la gestion technique, politique et économique de l’Internet à construire des connaissances communes, à reconnaître certaines d’entre elles et pas d’autres comme « faits » de l’Internet, à tracer des limites qui puissent réconcilier les préoccupations des experts et des usagers.

Francesca Musiani poursuit actuellement ses recherches à propos de la gouvernance de l’Internet par les pratiques, les infrastructures et les architectures de réseau, toujours dans une perspective fortement inspirée des STS et résolument inscrite dans l’interdisciplinarité qui a jusqu’ici guidé ses travaux. Ses projets actuels portent sur les débats techniques et politiques développés autour d’un système de noms de domaine (DNS) alternatif et décentralisé, ainsi qu’à la mise en œuvre de dynamiques et dispositifs de « confiance distribuée » au sein du système de monnaie électronique décentralisée Bitcoin.

Francesca est actuellement chercheuse post-doctorante au Centre de Sociologie de l’Innovation. Elle collabore avec le Berkman Center for Internet and Society de l’université de Harvard et elle a été Yahoo! Fellow in Residence à l’Institut d’études diplomatiques de l’université de Georgetown, à Washington, DC (Etats-Unis).


[1] Abbate J. (2012). L’histoire de l’Internet au prisme des STS. Le temps des médias, 18:170-180.

 

 

Photo #1 : Francesca Musiani et Isabelle Falque-Pierrotin, Présidente de la CNIL, Paris, 3 février 2014.

Photo #2 : Francesca Musiani et les membres du jury for du Prix de Thèse de la CNIL 2014 : (de gauche à droite) Sophie Vulliet-Tavernier, Directrice des études, de l’innovation et de la prospective de la CNIL; Fabrice Rochelandet, Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris Sorbonne nouvelle; Francesca Musiani, chercheuse post-doctorante au CSI ; Isabelle Falque-Pierrotin, Présidente de la CNIL; Michel Riguidel, Professeur émérite d’informatique à Télécom ParisTech, Paris, 3 février 2014.

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