Questionner la fabrique scripturale du monde

Stationnement

Interview de David Pontille

Chargé de recherche au CNRS, David Pontille a rejoint l’équipe de recherche du CSI depuis quelques mois. Les travaux qu’il mène dans la perspective des Science and Technology Studies portent sur différents dispositifs d’écriture.

Il est l’un des co-fondateurs de la Revue d’anthropologie des connaissances et co-anime Scriptopolis, un blog dédié aux pratiques ordinaires d’écriture.

L’écriture ? « C’est d’abord une passion », dit David Pontille. Quelle place tient-elle dans ses projets de recherche actuels ?

Agir en écrivant

Dans les travaux que je mène, la visée principale est de saisir et documenter comment le monde se fabrique en grande partie par l’écriture. Ce qui m’intéresse n’est pas tant la textualité ou les formes d’interprétation de la chose écrite, qui demeurent les principaux objets, voire les réflexes, de la plupart des recherches académiques sur l’écriture, mais les aspects pragmatiques de l’écrit, ses intimes relations à l’action.

Jérôme Denis et moi avons initié depuis quelques années un programme de recherche sur des formes d’inscription dans la ville. Je développe par ailleurs avec Didier Torny un second programme de recherche sur l’évaluation de la recherche. Dans chacun de ces deux projets, l’enjeu est d’explorer l’épaisseur pragmatique de l’écriture, à la fois dans la variété des actes de langage spécifiques à la pratique de l’écrit et dans l’agentivité des objets graphiques.

Comment une « simple » liste – qu’elle soit liste de courses ou liste de revues scientifiques – fait faire un certain nombre d’activités, comme aller au supermarché, prendre un caddie…, ou encore rédiger un article et le soumettre à une revue de “rang A” ? Comment des marquages au sol, qui paraissent si anodins dans l’environnement urbain, font des entités qui peuplent la ville, piéton, cycliste, automobiliste, conducteur handicapé, chauffeur-livreur, conducteur de bus, ou encore fourgon bancaire ? L’enjeu central de ces travaux est d’analyser comment différents dispositifs d’écriture contribuent à faire advenir des entités, innombrables et variées, qui font le monde.

Redonner leur place aux fabricants de l’écrit

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Ce premier mouvement, centré sur les rapports entre écrire et agir, s’accompagne d’un second déplacement : accorder une attention particulière aux processus par lesquels certaines activités sont rendues invisibles. Etudier ces processus de mise en invisibilité amène à intéresser aux personnes, aux objets, aux outils et aux activités qui restent confinés, cachés, repliés dans des infrastructures. Les travaux d’E. Goffman ou de H. Garfinkel sur la vulnérabilité de l’ordre social et, dans la perspective des STS, les travaux développés au CSI sur les agencements sociotechniques, ou encore ceux de S.L. Star sur l’écologie du visible et de l’invisible sont des appuis importants. Ils permettent de saisir l’importance de débusquer les conditions d’effacement d’une partie de la chaîne de production d’objets graphiques et/ou textuels dans divers mondes professionnels.

Au lieu de focaliser l’attention sur les moments de crise ou de panne, privilégiés par ces approches, nos travaux poursuivent et prolongent ce questionnement. Nous proposons d’explorer les pratiques de conception et de maintenance d’infrastructures informationnelles dans leurs activités routinières. Focaliser l’enquête sur des choses anodines, suivre la trace de petits objets, prendre au sérieux des pratiques et des outils d’écriture qui peuvent paraître anecdotiques consiste à examiner en détail comment le monde tient en partie sur des infrastructures scripturales. Des marquages sur la route aux lignes de codes informatiques, elles en assurent la marche quotidienne et littéralement organisent, façonnent et structurent l’activité humaine.

L’écrit dans l’écologie urbaine

L’enquête sur la signalétique du métro parisien menée avec Jérôme Denis, nous a conduits à élaborer un programme de recherche plus large, qui vise à prendre en compte la diversité des formes d’inscription et de marquages qui peuplent les milieux urbains. Ce programme comprend une enquête sur la maMetroPnière dont des cyclistes cartographes amateurs élaborent une base de données recensant les aménagements cyclables ; un autre projet (ORA+), soumis il y a quelques mois avec des collègues anglais, néerlandais et américains, concerne les petits objets dans les milieux urbains. Deux dimensions de la performativité de l’écrit sont privilégiées dans ce programme : l’écrit comme affaire d’écologie graphique et comme affaire de travail. L’occupation des espaces urbains, de travail, ou domestiques consiste pour chaque espèce d’écrit (cahiers, panneaux directionnels, plans, graffitis, publicités, post-it…) en un équilibre délicat entre coopération et compétition avec les autres. Par ailleurs, les capacités de l’écrit à opérer dans divers réseaux ne se limitent pas à leurs seules stabilité et durabilité. Un incessant travail de maintenance est souvent requis pour garantir aux objets graphiques leur efficacité. Se préoccuper de l’écologie graphique et du travail de maintenance c’est alors rendre compte de la fragilité et de la vivacité des assemblages matériels qui composent les infrastructures informationnelles.

Compter et classer des écrits

Le second programme, développé avec Didier Torny, a pour objectif de revisiter des objets relativement classiques en sociologie des sciences, notamment dans la tradition mertonienne. Nous proposons d’examiner en détail la fabrique des technologies d’évaluation de la recherche scientifique : classements de revues, algorithmes bibliométriques, formes d’évaluation par les pairs. Cette approche, initiée par M. Akrich en anthropologie des techniques, vise à documenter les valeurs (politiques, morales, techniques…) portées par les outils et les manières dont leurs concepteurs les y inscrivent concrètement.

Ce programme propose de déplier l’espace des possibles laissés par l’usage effectif de ces technologies d’évaluation, en rouvrant l’analyse sur les discussions et les débats à leur propos. L’enjeu est de développer une approche non normative de l’évaluation scientifique, qui se tient à bonne distance des discours convenus sur les pressions managériales restreignant l’autonomie des chercheurs. Cette exploration conduit à mettre en évidence les marges de manœuvre que les technologies d’évaluation permettent au cours de leurs usages.

Photos 1 & 2 : Jérôme Denis et David Pontille

Photo 3 : David Pontille et Didier Torny

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